Cycle « L’Ecran démoniaque » jusqu’au 13 février 2024
l’âge d’or du cinéma muet allemand vu par Lotte H. Eisner Jusqu’au 13 février 2024
C’est à Lotte H. Eisner, journaliste et critique de cinéma berlinoise, exilée en 1933 et devenue une des collaboratrices essentielles d’Henri Langlois dès la création de la Cinémathèque française, qu’on doit le beau titre L’Ecran démoniaque, celui d’un livre écrit au début des années 1950 mais publié dans son intégralité en 1965. Il désigne un ensemble de films réalisés en Allemagne après 1918 : un pays vaincu et occupé, où une révolution avortée, le chômage, l’inflation, l’assassinat politique scandaient l’actualité. L’arrivée au pouvoir de Hitler allait mettre fin à la première république allemande après moins de quinze ans. Les avant-gardes artistiques, et tout particulièrement le cinéma, rendent compte du sentiment qui domine la période. Lotte H. Eisner y voit une disposition « des Allemands » au fantastique et à la terreur. Le film fondateur est Le Cabinet du Dr Caligari, histoire, traitée en style expressionniste, d’un docteur qui est – peut-être – fou. Mais pendant la guerre déjà, plusieurs films, variations sur des motifs romantiques (le double, le docteur maléfique) se livraient à des satires de la société (docteurs, hypnotiseurs, bateleurs – Mabuse est tout cela à la fois –, bourgeois saisis de folie) et de la guerre (Homunculus, sur un être artificiel devenu dictateur ; La Chatte des montagnes de Lubitsch), mettant en doute la réalité même – jusqu’à ce qu’un psychanalyste bienfaisant guérisse les fantasmes de meurtre (Les Mystères d’une âme de G.W. Pabst, conseillé par deux disciples de Freud (Hanns Sachs et Karl Abraham) ; mais le docteur Mabuse allait revenir en 1933, avec un testament de terreur. Liés à la thématique de l’Ecran démoniaque, les films « expressionnistes » au sens strict sont peu nombreux. Les grands cinéastes révélés dans ces années, Fritz Lang, Murnau, Pabst, se défendent de toute influence directe (sauf Lubitsch, qui en fait la parodie dans son antimilitariste et « grotesque » La Chatte des montagnes). Dans les meilleures œuvres coexistent « caligarisme » (terme d’invention française), influence théâtrale du Kammerspiel (« jeu de chambre ») (La Nuit de la St Sylvestre) ou du style de Max Reinhardt au service de la recréation des légendes (Le Golem), mixtes d’impressionnisme et de naturalisme (Escalier de service), formalisme géométrique (Fritz Lang), futurisme (Metropolis), Nouvelle Objectivité (Pabst)… L’expressionnisme signifie une réinvention et non une reproduction du monde : clair-obscur, ombres et reflets, jeux du champ et du hors-champ, créent une incertitude constante, où le regard prend un rôle dominant. La menace de la cécité (L’Entrée dans la nuit), les métaphores de l’œil (Mabuse, Faust), abondent, le titre Schatten (ombres) et son double français Le Montreur d’ombres sont programmatiques. Le cinéma devient un espace mental.
Un monde imaginaire est produit dans les studios. Du théâtre, le cinéma allemand a hérité un mode de travail en équipe, où les collaborateurs sont des créateurs à part entière. Caligari est autant l’œuvre de ses deux scénaristes (Hanns Janowitz, Carl Mayer) et de son trio de décorateurs (Warm, Reimann, Röhrig) que du réalisateur Robert Wiene. Les cinéastes les plus autocratiques, Murnau, Lang encore, recherchent ce dialogue avec opérateurs et décorateurs. Le scénariste Carl Mayer, qui n’a jamais réalisé de film, et le décorateur Paul Leni, qui en a réalisé peu, sont parmi les inventeurs essentiels de ces années. Tous font du récit filmique une expérience sans précédent, qui échappe à la littérature comme au théâtre. « Ce qui était révolutionnaire, écrit Frieda Grafe, c’était la fonction du décor dans le jeune moyen d’expression. Parce qu’elle déviait de la norme et tentait de la transformer. » Et au-delà de Caligari – qui, écrit Cocteau, « photographie platement des décors excentriques, au lieu d’obtenir des surprises par l’appareil de prise de vues » –, c’était la fonction de la caméra, la relation entre l’œil mécanique et l’univers qu’il découpe, qui allait définitivement changer. Lotte H. Eisner, historienne de l’art, élargissait son étude du style à la description d’une conception du monde. Un tel panorama a laissé des traces profondes jusqu’à aujourd’hui. A la question « y a-t-il un cinéma expressionniste ? », bien des cinéastes apportent leur réponse. Ils invitent, comme Le Montreur d’ombres d’Artur Robison, à passer de l’autre côté de l’écran.
Bernard Eisenschitz